18
Dimanche soir, Weezy Jacobs avait un rendez-vous important pour le dîner. Elle donna de l’argent à Colin pour aller manger au Charlie’s Café, et lui fit un court sermon sur l’importance de commander un plat plus nutritif qu’un cheeseburger huileux et des frites.
Colin s’arrêta en chemin chez Rhinehart’s, un grand drugstore à un bloc du café. Rhinehart’s possédait un important rayon de livres de poche. Colin passa les titres en revue, en quête de science-fiction intéressante et de romans sur le surnaturel.
Il se rendit bientôt compte qu’une jolie fille, à peu près de son âge, s’était dirigée vers les étagères à quelques mètres. Il y avait deux rayonnages de livres au-dessus des poches, et ces titres étaient rangés sur le côté au lieu d’avoir leur couverture apparente ; c’est ceux-là qu’elle regardait, la tête inclinée afin de pouvoir en lire la tranche. Elle portait un short, et il observa ses belles jambes minces. Elle avait un cou gracieux, et des cheveux dorés.
Elle s’aperçut qu’il la dévisageait, leva les yeux et sourit. « Salut ! »
Il sourit en retour. « Salut ! »
— Tu es un ami de Roy Borden, n’est-ce pas ?
— Comment le sais-tu ?
Elle pencha de nouveau légèrement la tête, comme s’il était un autre livre sur l’étagère dont elle aurait cherché à lire le titre. Elle répondit : « Tous les deux, vous êtes presque comme des frères siamois. Je n’en vois pratiquement jamais un sans l’autre. »
— Tu me vois, moi, en ce moment.
— Tu es nouveau en ville.
— Ouais. Depuis le premier juin.
— Comment tu t’appelles ?
— Colin Jacobs. Et toi ?
— Heather.
— C’est joli.
— Merci.
— Heather quoi ?
— Promets-moi que tu ne vas pas rire.
— Hein ?
— Promets que tu ne vas pas te moquer de mon nom.
— Pourquoi est-ce que je me moquerais de ton nom ?
— C’est Heather Lipshitz.
— Non.
— Si. Ce serait déjà dur si c’était Zelda Lipshitz. Ou Sadie Lipshitz. Mais Heather Lipshitz c’est pire, parce que les deux ne vont pas ensemble, et que le premier attire l’attention sur le deuxième. Mais tu n’as pas ri.
— Bien sûr que non.
— Ça fait rire presque tous les gosses.
— Ce sont presque tous des idiots.
— Tu aimes lire ? demanda Heather.
— Ouais.
— Qu’est-ce que tu lis ?
— De la science-fiction. Et toi ?
— Presque tout. J’ai lu un peu de science-fiction. En terre étrangère.
— C’est un grand livre.
— Tu as vu La guerre des étoiles ? demanda-t-elle.
— Quatre fois. Et six fois Rencontres du troisième type.
— Et Alien, tu l’as vu ?
— Ouais. T’aimes les films comme ça ?
— Bien sûr. Quand il y a un vieux Christopher Lee à la télé, on ne peut pas m’arracher de l’écran.
Il était stupéfait. « Tu aimes vraiment les films d’épouvante ? »
— Plus ça fait peur, plus j’aime. (Elle regarda sa montre.) Bon, il faut que je rentre pour dîner. Ça m’a fait vraiment plaisir de bavarder avec toi, Colin.
Comme elle faisait mine de tourner les talons, Colin l’arrêta. « Euh… attends une seconde. » Elle le regarda, et il se mit à danser gauchement d’un pied sur l’autre. « Euh… il y a un nouveau film d’horreur qui passe cette semaine au Baronet. »
— J’ai vu la bande-annonce.
— Ça t’a semblé bien ?
— Ça se pourrait.
— Est-ce que tu… eh bien… je veux dire… tu crois que…
Elle sourit. « Ça me ferait plaisir. »
— Tu veux bien ?
— Évidemment.
— Bon… je t’appelle ou quoi ?
— Appelle-moi.
— Quel est ton numéro ?
— Il est dans l’annuaire. Crois-le si tu veux, nous sommes les seuls Lipshitz de la ville.
Il sourit. « Je te téléphone demain. »
— D’accord.
— Si ça ne pose pas de problème.
— Non, non.
— Salut.
— Au revoir, Colin.
Il la regarda sortir du magasin. Son cœur battait la breloque.
Seigneur.
Une chose étrange était en train de lui arriver. Sûrement. Sûrement. Jusqu’à présent, il n’avait jamais pu parler comme ça à une fille – ou à une fille comme elle. Habituellement, dès le début, il ne parvenait pas à sortir un mot et toute la conversation était dans le lac. Mais pas cette fois-ci. Il s’était montré beau parleur. Grâce à Dieu, il lui avait même fixé rendez-vous ! Son premier rendez-vous. Quelque chose était sûrement en train de lui arriver.
Mais quoi ?
Et pourquoi ?
Quelques heures plus tard, allongé dans son lit, écoutant une station de radio de Los Angeles, incapable de dormir, Colin pensa à tous les merveilleux faits nouveaux de sa vie. Avec un ami aussi formidable que Roy, une position importante de manager d’équipe, et une fille aussi jolie et aussi chouette que Heather – que pouvait-il demander de plus ?
Il n’avait jamais été aussi heureux.
Roy représentait ce qu’il y avait de plus important dans sa nouvelle vie, évidemment. Sans Roy, Coach Molinoff ne lui aurait jamais prêté attention, et il n’aurait jamais pu obtenir le job de manager de l’équipe junior universitaire. Et sans l’influence libératrice de Roy, il n’aurait très probablement jamais eu le culot de demander un rendez-vous à Heather. Et de plus, elle ne lui aurait vraisemblablement même pas dit bonjour s’il n’avait pas été le copain de Roy. N’était-ce pas là la première chose qu’elle lui avait dite ? Tu es un ami de Roy Borden, n’est-ce pas ? S’il n’avait pas été un ami de Roy, elle ne lui aurait sans doute pas même accordé un second regard.
Mais elle l’avait regardé.
Et elle avait accepté de sortir avec lui.
La vie était belle.
Il repensa aux histoires étranges de Roy. Le chat dans la cage à oiseaux. Le garçon brûlé par de l’essence à briquet. Il savait que ce n’était que des bobards. Des tests. Roy le mettait à l’épreuve. Il chassa de son esprit le chat et le garçon brûlé. Il n’allait pas se laisser gâcher sa bonne humeur par ces histoires stupides.
Il ferma les yeux et s’imagina en train de danser avec Heather dans une somptueuse salle de bal. Il portait un smoking. Elle était en robe rouge. Il y avait un lustre en cristal. Ils dansaient si bien ensemble qu’ils semblaient flotter.